Intervention de Jean-Marc Providence, directeur de l’Atelier-Musée de l’imprimerie, lors du colloque annuel de l’Association of European Printing Museums, Pourquoi faisons-nous des musées de l’imprimerie ?, qui s’est tenu à l’Atelier-Musée de l’imprimerie, Malesherbes, France, 5-7 mai 2022.
C’est un grand plaisir que de m’exprimer devant vous ce matin, et ce d’autant que cela m’est occasion d’interroger le sens du musée. Interroger c’est-à-dire sortir des questions qui organisent notre quotidien, qui souvent débutent par un comment : comment faire le musée, comment le faire vivre, comment le développer, comment le financer, comment l’animer, comment communiquer, comment faire réseau, comment intégrer de nouvelles techniques et technologies, comment aller à la rencontre des publics, de nouveaux publics ?
Mais les rencontres, les congrès, les colloques… ne sont-ils pas là pour donner l’occasion de déplacer ensemble les questions et d’interroger le pourquoi autant que le comment. Le pourquoi faire musée ?
Bien sûr, me direz-vous nous savons tous pourquoi : pour remplir les missions traditionnelles et obligatoires de conservation, d’études et de recherches, de transmission, d’exposition… pour se faire passeur d’histoires, collecteurs de mémoires, producteurs d’émotions, médiateurs, éducateurs et inventeurs de lieux collectifs…
Bien sûr nous cherchons tous à relever les cinq défis assignés aux musées du XXIème siècle :
- Un musée éthique et citoyen : creuset du renforcement des liens sociaux, de la dynamique des territoires, de la valorisation de la citoyenneté et de l’ouverture aux autres.
- Un musée protéiforme : in-situ, hors les murs, virtuel… organisant avec constance les expositions temporaires et les événements culturels.
- Un musée inclusif et collaboratif : apte à mieux intégrer les attentes diversifiées des publics et la place à leur accorder dans la conception de l’offre et dans la programmation culturelle.
- Un musée comme écosystème professionnel qui s’intéresse et favorise l’évolution des métiers et des missions de service public, un musée qui mène une politique de formation, permettant de développer, de partager les compétences et de favoriser les polyvalences.
- Un musée partenarial qui travaille à côté et aux côtés des acteurs (économiques, sociaux, éducatifs, environnementaux, …) du territoire, des collectivités, des entreprises, des associations, des équipements culturels associés ou à associer…
Mais le ‘pourquoi’ dont je voudrais vous entretenir aujourd’hui est plus « un pourquoi dire » ? Ou pour mieux le dire : « un pour dire quoi » ? Que nous disent, en effet, les musées de l’imprimerie ? Que doivent-ils ou devraient-ils nous dire ? Quels sens portent-ils ou devraient-ils porter ?
La réponse automatique et la plus habituelle consiste à resserrer le discours autour des collections et donc souvent à donner la priorité à une histoire technique et industrielle, à une histoire thématique, à une histoire chronologique…
Mais s’appuyer sur les témoins d’un passé matériel, enrôler les objets dans un système de signes, peut amener aussi à une relecture de l’histoire. On sait le rôle des musées dans l’historicisation des sociétés, dans l’installation d’un référentiel historique commun. Or l’histoire peut être aussi un art de discontinuité ; en déjouant l’ordre imposé des chronologies, elle peut se faire déconcertante, elle peut troubler les généalogies, inquiéter les identités (y compris professionnelles) et ouvrir des temporalités où le devenir historique peut retrouver son droit à l’incertitude en se faisant accueillant à l’intelligibilité du présent.
La réflexion muséale, quand elle se teinte d’une attention épistémologique, peut interroger ces référentiels communs, ces romans professionnels ou nationaux, ces chronologies scolaires, cette Histoire avec un grand H dont Georges Pérec rappelle qu’elle coupe les têtes et dont Arlette Farge dit qu’elle gomme les singularités en éludant le plus souvent l’expression et l’expression des « gens de peu ».
Pour l’imprimerie le schéma, au moins en Occident, est connu :
- Les mythes des débuts : XIVe-XVe siècles– Gutenberg
- Les temps de la conquête et de l’expansion : XVIe et XVIIe siècles, de l’Allemagne vers toute l’Europe, puis vers le monde.
- Les progrès et l’industrialisation : XVIIIe et XIXe siècles ; les développements techniques et industriels, l’apogée de la presse.
- La modernité triomphante : XXe siècle ; du plomb au numérique, en passant par la lumière.
- Les futurs questionnant : XXIe siècle.
Toutes ces histoires légendées — legenda : ce qui doit être lu — souligne trop souvent « la vérité que l’on dore ou assombrit pour la rendre inoubliable » (Lydie Salvayre). Et que dire de ce découpage temporel qui introduit en contrebande l’héroïsation de l’inventeur, l’expansionnisme européen, le progressisme industriel, un modernisme largement associé à un capitalisme triomphant et l’optimisme en un développement technique indéfini ?
Peut-être l’Histoire peut-elle s’écrire ou se raconter au pluriel (histoire technique et industrielle, histoire économique et sociale, histoire culturelle et artistique..). Bien sûr, l’incroyable polysémie du mot histoire en français n’aide pas à s’y retrouver — Jacques Rancière a relevé cette malheureuse homonymie propre à notre langue qui désigne d’un même nom l’expérience vécue, son récit fidèle, sa fiction menteuse et son explication savante. Mais cette apparente confusion n’est-elle pas une aubaine qui permet de concilier les discours de mémoire, les récits singuliers, les micro-histoires et l’Histoire qui ramasse, réunit et vérifie ? Pourquoi alors ne pas tenter de faire parler, témoigner les collections en installant un récit polyphonique, alternant et entremêlant histoire de l’écriture, histoire de l’imprimerie, histoire du livre, histoire de l’édition, histoire de la presse, histoire de l’imprimé … ? Pourquoi ne pas tenter une « océanographie des imaginaires sociaux » en s’intéressant de près aux représentations collectives d’une société dans une temporalité donnée ?
Et pourquoi ne pas associer parfois à l’historien, l’écrivain qui ne peint pas les choses telles qu’elles sont ou qu’elles ont été, mais telle qu’elles pourraient être ou qu’elles risquent d’être (Balzac et ses Illusions perdues).
Le musée est d’abord un lieu où l’on peut ressentir, même confusément, que l’histoire et la géographie ont à voir avec soi. Le musée doit aider à désigner, sans nous l’assigner, notre place dans le temps et dans l’espace. Encore faut-il que cette trame narrative respecte les singularités et contribue à faire s’aiguiser et évoluer le regard, à changer parfois les regards sur une histoire évidemment plurielle. L’étude du changement est au fondement même de la science historique comme des sciences sociales. L’importance accordée aux récits ne consiste pas à aligner les actes de décès des machines exposées (posées à la vue de), accompagnées de leur plaque funéraire, mais à les enrôler dans une histoire qui est celle des techniques, des lieux de production, des inventeurs, des imprimeurs, des typographes, des ouvriers de la presse et du livre, des éditeurs, des libraires, des bibliothécaires/médiathécaires et des LECTEURS/VISITEURS. Les musées restent dans les sociétés occidentales parmi les rares institutions qui se donnent l’ambition de faire accéder des objets témoins et des familles d’objets à une forme de vie éternelle.
De nombreux pays ont institué l’inaliénabilité et imprescriptibilité des collections en principes fondateurs des musées modernes. L’attachement à la notion et à l’obligation de collection est incontestablement lié à la place de l’histoire comme creuset de la nation. Si le musée est un « enclos d’éternité », cela oblige à s’interroger sur l’histoire transmise, sur les récits qu’il entrecroise ou qu’il tisse, sur la trame narrative qui est la sienne.
Le philosophe Jean-Luc Nancy, familier de ce tissage historique parle de « métaphore textile » et rejoint Walter Benjamin dans cette volonté de « décillement consistant à effacer les masques pour mieux démaquiller le réel ». Ils annoncent l’un et l’autre le deuil des grands récits explicatifs univoques. Et ils nous obligent à puiser dans une multiplication de fragments comme s’il fallait compenser une certaine fragilité et futilité de notre temps en lisant notre histoire dans les éclats brisés d’une pensée éclatée.
C’est pourquoi, il importe aussi, au-delà de la mise en intrigue du récit historien, d’être attentif à la manière dont la mémoire peut prendre en compte la crise contemporaine de la temporalité historique, notamment en rendant à l’anachronisme tout son rôle dans l’opération historiographique. C’est-à-dire en favorisant souvent le rapprochement entre deux temps, deux faits, deux histoires. Ce qui, si l’on en croit Jean-Luc Godard, est à l’origine de la démarche cinématographique.
Au risque de se répéter, l’Atelier-Musée de l’Imprimerie s’est bâti autour de quelques idées simples répondant à un pourquoi implicite :
- La production d’un discours pluriel à partir d’une histoire technique et industrielle ouverte, histoire non linéaire et hybride.
- L’invention d’un lien étroit entre fonction patrimoniale, fonction mémorielle et fonction culturelle offrant une lecture et un questionnement sur la modernité, notre modernité.
- Une tentative d’installer une relation neuve avec les publics en enrichissant son inscription dans l’espace social, en interrogeant l’histoire plurielle et en reliant savoir et savoir-faire.
Il est des failles que nous connaissons, il est des faiblesses que nous ignorons ou mesurons mal. Puissent ces journées d’échanges aider à regarder ensemble et devant.